L’impermanence, une leçon de vie

Avec l’âge se déchire le voile de l’Illusion et vient l’acceptation de vivre dans la réalité: face à la mort s’éveille la jouissance de vivre pleinement.
Ma Premo

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De la naissance à la mort la vie est une danse. Entre l’ombre et la lumière, elle évolue.

La vie ne nous donne pas le choix. Elle nous ramène au point d’équilibre. Elle nous agenouille pour embrasser les deux : l’ombre et la lumière, le jour comme la nuit, la vie et la mort. Le cycle se complète ainsi, immuable, accordé à l’horloge du temps. Il régit nos vies sur la planète Terre.

Nos vies, nous souhaitons les arnacher à notre contrôle, les modeler au gré de nos désirs. Le mental rêve de se distinguer. Le mental aime la performance. Il est conditionné à vouloir réussir, à vouloir gagner toutes les batailles, à régner sur «son monde» en Roi et Maître. Il cherche la sécurité, aime accumuler les honneurs et les victoires, les biens matériels. Son élan est programmé par la structure sociale et l’éducation au sein de la famille.

L’élan est orienté vers le futur, le but à atteindre à l’extérieur de nous-mêmes. Nous créons notre place dans la société à l’intérieur du moule de la conformité, pour être aimés, acceptés, pour exister. Rien de mal à cela. C’est un point de départ sur les rails de la vie tracée d’avance.

L’élan est créateur, vital, notre survie en dépend. Avec la personnalité, l’ego exerce son pouvoir. Il a une façon unique de le faire : si la vie est généreuse, elle nous accorde des victoires. L’impression d’être invincibles, en sécurité dans «notre monde» bien contrôlé, construit sur l’échelle de nos désirs.

Mais la rivière de la vie n’obéit pas toujours à l’image rassurante d’un long fleuve tranquille. Elle nous entraîne dans ses eaux tumultueuses vers des rives escarpées. Pour rétablir l’équilibre, elle nous montre un autre chemin. Elle nous apprend à perdre. A travers les deuils, les séparations, les morts, la vie nous arrête, nous ramène à l’essentiel, au mystère. Elle ouvre la porte de l’inconnu. Le vrai voyage commence celui de l’aventure intérieure. La vie nous arrête toujours au bon moment, pas le moment que nous avons planifié mais celui qui va nous permettre de grandir.

La réalité de la mort et son enseignement

A l’âge de la grand-mère, j’ai beaucoup d’histoires à raconter. Ma vie a été riche d’enseignements. Si je n’avais pas reçu, enfant, les histoires de ma grand-mère, je ne pourrais vous raconter celle-là. Une histoire gravée dans mon cœur. Elle a changé ma vie.

Une nuit d’hiver, la neige était haute cet hiver-là, j’avais vingt-huit ans, la mort est entrée brusquement dans la maison, sans s’annoncer. D’un coup de faux, elle bouleversait ma vie, volait mon rêve. Cette nuit-là, elle est venue chercher mon amoureux, le père de mon fils, l’enfant attendu, il venait de naître. Le bonheur habitait la maison. Nous avions trouvé la maison rêvée avec un grand jardin plein de fleurs et d’arbres fruitiers, une maison ancestrale pour abriter le bonheur de notre petite famille reconstituée après deux séparations difficiles pour l’un et l’autre, deux filles du même âge, déjà soeurs dans le cœur et complices.

Pour ce nouveau départ dans un pays neuf, l’un et l’autre avions mis un océan de distance pour vivre nos deuils et tourner la page, refaire nos vies. Cinq ans, le temps nécessaire pour apprivoiser nos coeurs et les ouvrir, la décision d’avoir un autre enfant scellait notre engagement.

Il était le fruit de l’amour qui avait grandi entre nous. Nous avions choisi ensemble les vêtements de nos noces, acheté les billets d’avion pour visiter nos familles avec le nouveau-né. Le mariage était annoncé.

Mon manteau de noces a porté tout le poids de mon deuil. Son beau costume lui servait d’habit funéraire. Je me souviens avoir refusé les valiums qui m’étaient proposés pour endormir ma peine. J’ai préfère pleurer des torrents de larmes. Je ne pouvais cacher ma douleur. Les derniers adieux au salon funéraire, en présence de son corps, m’ont apaisée… Les enfants sont venus avec moi et ma fille, dans son innocence en s’approchant du cercueil, a eu cette réflexion extraordinaire : «Mais,maman il n’est plus là. C’est une coquille vide». A travers ses yeux d’enfant, j’ai vu la coquille vide et j’ai senti, en-dehors de la coquille, une présence aimante, rassurante, une présence lumineuse enveloppante. J’ai senti sa présence bienveillante.

Au-delà de la mort, l’amour ne meurt pas. Il est libéré. Une bénédiction, la présence de cette enfant qui voyait au-delà des apparences, dans la spontanéité de son expérience avec la mort. Elle est revenue triomphante avec une carte à la main, une carte de condoléances où elle avait écrit «Joyeux enterrement». Elle a fait naître un sourire sur mon visage. Mon coeur souriait à travers les larmes. Je touchais au mystère de la mort dans le senti, à travers le regard neuf d’une petite fille qui s’en approchait pour la première fois.

Tout le reste était désolant pour moi : la mort maquillée, le drame pompeux accroché aux tentures des salons funéraires, la rigidité du cadre. J’étais habituée à la mort nue sans maquillage ni artifices, celle où la famille se charge de la toilette funéraire dans les derniers soins au corps de l’être aimé.

L’amour s’exprime à travers le geste et la peur de la mort s’apprivoise en douceur tout au long de la vie. Les larmes se partagent. Dans le partage, le coeur s’allège, les liens se resserrent, le deuil se vit mieux. J’aurais voulu veiller son corps dans plus d’intimité, prendre le temps de faire mes adieux dans le silence et la prière, celle qui n’est pas apprise mais coule de source, inspirée par l’amour.

Le jour de l’enterrement, déchirée, je planais entre deux mondes en entrant dans l’église, soutenue par le parrain de mon fils, avec les enfants. Pour eux, je devais rester forte : leur père était mort, sa présence était irremplaçable mais la vie continuait sans lui. J’avançais sur un chemin non choisi. Je contemplais le rêve en miettes, le coeur de souffrance et le futur incertain, cette force qui me tenait debout et ma grande vulnérabilité, mon insécurité face à l’ampleur de la perte.

Le deuil et son importance

Le deuil a besoin de temps et d’espace pour être vécu, par étapes, un pas à la fois. Dans la réalité du quotidien, je me suis accrochée aux gestes simples de la vie : un maître zen dirait «couper du bois, aller chercher de l’eau». Une mère de famille monoparentale dira «cuisiner, laver les planchers, mettre de l’ordre…» pour que la tête se mette en ordre et l’absence s’apprivoise.

Le deuil a besoin d’être reconnu, pleuré.

Sur le côté de la maison, un tilleul centenaire, un ancêtre aux cicatrices multiples, se dressait fier et droit. Une de ses cicatrices me fascinait : un trou béant dans le tronc. L’arbre avait survécu à la foudre. Il nous offrait ombre et protection. Les écureuils engrangeaient les noisettes dans le creux. A certaines heures du jour, des volées d’oiseaux venaient se réfugier dans les branches. Il attirait la vie autour de lui.

Comme lui, j’avais été foudroyé. J’allais survivre aussi…

Dans les moments de découragement, j’aimais sentir son support dans mon dos, cette droiture enracinée dans la terre. Je cherchais mes racines dans la Terre Mère. L’arbre me montrait le chemin. Peu à peu, je sentais la force de vie en dedans de moi. Elle me tenait debout dans l’épreuve. En perdant mon amour, j’avais perdu son support affectif et la place essentielle de père de famille était vacante. Je m’inquiétais pour les enfants, pour moi… Aurais-je la force? Avec le doute, je vacillais. Je lui en voulais d’être parti si vite.

Il m’arrivait d’étreindre l’arbre, de me blottir contre lui, de chercher refuge et de pleurer, la tête penchée dans le creux du tronc. Alors seule au monde, abandonnée, je ne voulais pas que les enfants m’entendent dans la douleur. Il fallait qu’elle sorte, grimaçante, amère, dans la colère aussi pour faire le vide. Cet espace intime où mon instinct sauvage s’exprimait, en contact avec la nature, à l’abri des regards, seule, me libérait de la souffrance. Je ressentais la louve qui hurle à la Lune et s’apaise.

Cette solitude était la réalité présente, une réalité à apprivoiser avec le temps, incontournable.

Je chérissais ces moments, ces plongées à l’intérieur : je découvrais un univers. J’apprenais à me connaître.

Cet arbre m’a sentie trembler à cause de la peur. Je lui ai confié mes angoisses : le creux du tronc était bien utile, une oreille secrète disposée à tout entendre ou une boîte aux lettres.

Écrire m’aidait à prendre de la distance, à regarder le drame avec un recul. Avec le temps, l’arbre avec son ombre protectrice est devenu un lieu où la vie s’animait, un lieu privilégié en été pour pique niquer «en famille» ou faire la sieste.

Un petit coin de bonheur pour les enfants et moi, où je leur racontais des histoires inventées, où ils me posaient des questions sur leur «papa». Nous parlions aussi des bons moments avec lui, quelques fois les larmes montaient mais le rire avait sa place aussi, la plus grande place. Cet été là, les deux filles de 7 ans s’occupaient de leur petit frère, heureuses d’avoir un petit être vivant à la place de leurs poupées inerte s: elles changeaient de vraies couches, donnaient des biberons.

Elles aussi avaient un deuil à vivre, celui d’un papa attentif et affectueux… Un jour, avec la candeur de leur cœur, elles m’ont dit «Heureusement qu’il nous a laissé un petit frère qui lui ressemble». J’ai répondu: «Vous avez raison, mes chéries, c’est un beau cadeau, bien vivant».

L’absence s’apprivoise, le vide est là, la douleur s’atténue.

Accueillir le deuil avec soin

L’endeuillé a besoin de soutien et d’écoute.  Dans notre société occidentale, la mort, le vieillissement, la maladie, la crise sont vécus comme des échecs. La mort est devenue taboue. Le veuf ou la veuve portent les stigmates de cette mort mise aux oubliettes. Le voile de deuil ne sied plus, il a disparu de nos coutumes, les yeux bouffis se cachent derrière de grandes lunettes noires, l’incapacité de pleurer aussi.

Non, la mort n’est pas «glamour»… sauf celle des idoles. La mort ordinaire, nous préférons l’ignorer. Nous cherchons à nous divertir de cette éventualité et pourtant, dès la naissance, la vie est un chemin vers la mort. Du premier souffle au dernier, nos jours sont comptés.

La vie se résume à une seule respiration : nous naissons dans une inspiration et mourrons dans une expiration. A chaque instant dans le cycle de la respiration, la vie et la mort dansent.

La mort taboue nous engouffre dans la frayeur, l’angoisse, l’anxiété, l’agonie.

La mort apprivoisée nous enseigne l’essentiel. Elle nous rapproche de la vie et de l’amour.

La mort dans son essence est le point culminant de la vie, un grand passage. En Inde, elle est appelée «Grand Orgasme», l’orgasme lui-même s’appelle «petite mort». Dans le lâcher prise, elle libère : beaucoup de petites morts pour apprendre à rencontrer la Grande, le moment venu. Le quotidien nous offre une multitude de petites morts : dans la palette des deuils possibles, les nuances sont variées : les passages de la vie, la perte d’un animal de compagnie, d’un emploi, d’un ami , d’un objet aimé, d’un souvenir… Le deuil nous apprend le détachement : le jour du grand départ, nous partirons les mains vides…

Les étapes du deuil

Sous le choc de la perte d’un être cher, chaque être humain réagit à sa façon, suit des étapes plus ou moins longues, dans l’ordre et le désordre : chaque personne a un chemin unique qu’elle seule peut marcher. Se confier va l’aider à débroussailler le chemin de guérison.

Les meilleurs aidants ne sont peut-être pas dans la famille affectée par ce deuil où la tendance sera de donner des conseils, alors qu’une écoute bienveillante est nécessaire, ou d’enrayer les larmes («ne pleure pas, ça va passer», «ressaisis-toi») alors que le besoin est simplement une épaule pour pleurer ou la présence bienveillante pour que l’autre puisse nommer, parler du défunt pour mettre de l’ordre et comprendre. Pour se ressaisir, un temps est nécessaire pour le vivre, un pas à la fois: trier les souvenirs, faire le ménage, choisir, donner, un pas important. Dans ce pas-là, chacun a son rythme et ses préférences.

Pas de congés pour vivre un deuil ni de cadre pour le ritualiser : un vide où le malaise se cache dans l’ombre.

Accueillir le deuil avec soin est un art ancestral oublié : plus de lamentations permises ni de pleureuses. Leur mélopée se confondait avec toutes les larmes dans un chant de douleurs qu’elles savaient harmoniser pour  le bien de tous et leur soulagement. Elles pleuraient tout haut pour ceux qui pleuraient dans le silence ou n’avaient pas de larmes pour exprimer. Elles couvraient avec leurs pleurs les gémissements de la trop grande douleur.

Enfant, je recevais cette mélopée comme un chant réconfortant. Ma grand-mère me berçait en pleurant. Une pluie d’amour tombait sur mes joues : j’aimais la tendresse de ces veillées funéraires où je m’endormais portée par la prière, la douceur des pas feutrés et le chuchotement des voix.

Le seul espace aujourd’hui accordé à l’endeuillé est de pleurer en silence, dans l’isolement. La solitude accompagne bien le deuil mais il est bon de sentir le soutien des proches, des amis, des voisins aussi. Un sourire, une gâterie, un bonjour, des fleurs, un coup de main. La souffrance de l’autre ne peut pas nous rester étrangère.

La réalité de l’impermanence

A vingt huit ans, avec le recul, je regarde cette période de ma vie, cette épreuve comme un éveil soudain à la réalité de l’impermanence. Être témoin impuissant de la mort soudaine de l’autre, le bien-aimé a ouvert une brèche dans la conscience. A travers la douleur, je réalisais que je pouvais mourir demain. Il y avait l’effroi de cette éventualité et, en même temps, la réalité crue. Je la voyais avec lucidité pour la première fois. Comme la flèche d’un archer, la question est allée droit dans la cible :  «Si je meurs demain, suis-je au bon endroit?».

La réponse n’est pas venue tout de suite. J’ai vu surtout le manque de sens, la voie tracée d’avance. J’ai vu les gestes concrets et les actions à poser pour changer de cap : la direction s’est prise de l’intérieur. J’ai écouté mon intuition, pris le risque de faire un pas vers l’inconnu. Je suis sortie du moule, le point de départ d’une nouvelle vie en harmonie avec le sacré. Je venais de réaliser que le voyage sur cette planète était un pèlerinage. Je cherchais l’essence au-delà des apparences.

Non, l’amour ne pouvait pas mourir comme ça, englouti dans le désespoir de la perte.

Une partie de moi pleurait, une partie de moi célébrait la vie, la grandeur du mystère à vivre…

Ma Premo